205 heures. Voilà le temps consacré à la correction de mon dernier roman selon les indications de l’éditrice et de la réviseure ainsi qu’à la vérification du montage. Cela équivaut à plus de 5 semaines de travail, à raison de 40 heures par semaine. Avec un tarif horaire de 25 $, j’aurais gagné 5 125 $.
Un salarié dans le domaine des arts reçoit en moyenne 22,31 $1. J’ai majoré ce montant puisque l’écrivain est un travailleur autonome qui doit assumer seul les dépenses reliées à son activité : l’Internet, le téléphone, l’ordinateur, le mobilier et les fournitures de bureau, les formations, la promotion, les assurances, le fonds de pension, les frais de santé, etc. Si 25 $ vous semblent généreux, sachez que l’UNEQ recommande un tarif horaire de 55 $ à 80 $2 pour les services de rédacteurs professionnels. Cela dit, ces derniers renoncent à leur droit d’auteur.
Le choc des vérités
J’ai étudié en arts plastiques, puis en design graphique pour finalement m’orienter vers la littérature. En tant qu’artiste, on m’a souvent dit : « Ce n’est pas payant, mais tu es chanceuse parce tu fais ce que tu aimes. » J’ai adhéré à cette vérité croyant qu’il était impossible de rémunérer un créateur pour chaque heure consacrée à son œuvre.
Et paf ! La Prestation canadienne d’urgence (PCU) est apparue comme par magie. Ma vérité d’artiste chanceuse d’être pauvre en a pris un coup ! Dans le contexte de la pandémie, le gouvernement offrait un revenu de base aux citoyens sans égards à leurs avoirs (valeur des biens immobiliers, liquidités, placements, etc.). Avec la PCU, j’aurais pu rédiger mon prochain roman de 9 à 5, dans mon bureau, comme n’importe quelle employée… et être payée pour toutes mes heures.
Ironie du sort, je n’avais pas droit à la PCU. Encore en processus de guérison, dans l’année précédant le confinement, j’avais réservé tout le temps que je pouvais travailler à l’écriture. Mon revenu d’auteure ne totalisait pas le 5 000 $ requis. Rien de surprenant, puisque le salaire médian d’un écrivain québécois est inférieur à 3 000 $3.
Si plaisir rime avec pauvreté…
Au cours des derniers mois, j’ai repensé souvent au privilège d’aimer ma profession. J’ai pris conscience que, dans mon entourage, la majorité des personnes sont satisfaites de leur emploi autant que je le suis. Parmi celles-ci se trouvent une orthophoniste, un médecin spécialiste, une ingénieure, une conseillère pédagogique, une horticultrice, un informaticien, etc. Tout comme moi, ils jonglent avec des aspects de leur travail qui leur déplaisent, connaissent des journées improductives et décourageantes, ont parfois envie de tout quitter pour se dorer au soleil pendant deux ans. Comme dans toute activité quotidienne, le fun ne se pointe pas au rendez-vous à chaque seconde.
Donc, si la logique veut que plaisir rime avec pauvreté, seuls les employés qui détestent leur métier seraient rémunérés. Tant pis pour les gens comblés qui, dans un élan de joie, renonceraient aux bénéfices tels le fonds de pension, les bonus, les assurances maladie collectives, les syndicats, les options, etc.
Revisiter la réalité
On oublie trop souvent que notre réalité se conforme à notre culture. Les lois, les droits, les normes de beauté, mais aussi la valeur sociale allouée aux métiers diffèrent d’un pays à l’autre, d’une époque à l’autre.
En cette période de pandémie, un concept intéressant a émergé dans les médias : le revenu de base universel. Versé à tous les citoyens sans exception, ce salaire universel faciliterait la création des artistes4, mais il offrirait aussi une aide financière aux personnes qui désirent réorienter leur carrière, fonder une entreprise, prendre soin de leur famille, d’un proche malade ou de s’accorder du temps pour guérir eux-mêmes sans inquiétude. D’ailleurs, saviez-vous que le taux de suicide a chuté de 32 % durant la première année de la pandémie, et ce, en majeure partie grâce à la sécurité financière procurée par la PCU ?5
Notre société basée sur la performance nous a enseigné qu’un individu payé à ne rien faire est un paresseux. Pourtant, l’expérience nationale finlandaise prouve le contraire : « Les chercheurs affirment d’emblée que les effets sur l’embauche des participants étaient minimes. Même que les bénéficiaires du revenu de base ont travaillé plus de jours que ceux qui ne le recevaient pas. »6
Puisque nos valeurs sociales sont malléables, pourquoi ne pas les transformer afin d’y intégrer un salaire équitable pour tous : les travailleurs heureux inclus ? Mettre en place un revenu de base universel est un choix de société. Un choix qui me fait rêver à toutes les œuvres audacieuses et inédites – affranchies de la mode ou de l’urgence de vendre – qui éveilleraient nos sens et rayonneraient sur la scène internationale.
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- Salaire hebdomadaire moyen selon la profession, 2020. Le Québec économique.
- Grille de tarifs — barèmes minimaux, 1er avril 2021 au 31 mars 2022. Union des écrivaines et des écrivains québécois.
- Droits d’auteur : l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, très inquiète. Radio-Canada.
« Selon le directeur général de l’UNEQ, seules quelques dizaines d’auteurs arrivent à vivre de leur plume. “Le salaire médian d’un écrivain au Québec est en dessous de 3 000 dollars par année”, affirme-t-il. » - Regain d’intérêt pour le revenu de base universel. Le Devoir.
« La mesure a par ailleurs favorisé l’autonomie de ces personnes et leur participation sociale, dans des activités de bénévolat ou d’entraide au sein de leur famille, tout en donnant des possibilités de création accrue aux pigistes, aux artistes et aux entrepreneurs, ont indiqué les chercheurs cette semaine. Près de la moitié des Finlandais sont désormais pour l’introduction d’un tel revenu pour tous. » - Suicides in Canada fell 32 per cent in first year of pandemic compared with year before, report finds. The Glode and Mail.
- Revenu de base universel : ce qu’on peut apprendre de la Finlande. Quatre,95. Urbania.